Plan de la partie 5 :
Retour vers le plan général
20 / 26 - Tuer un animal est-il un meurtre ?
Passons maintenant à la dernière partie avant la conclusion. Cette partie se demande pourquoi le fait de tuer un animal est considéré comme un acte banal et pas un meurtre..
21 / 26 - Tuer un animal : un acte anodin ?
Notons d'abord un point au sujet de la mort des animaux que
nous utilisons. Nous avons vu qu'une des principales façons de réduire
l'animal, c'est de le considérer uniquement par rapport à l'utilité qu'il a
pour nous. Une conséquence de cette vision, c'est de penser que l'animal n'a
pas d'autre valeur que celle que lui attribue l'utilisation qu'on fait de lui.
Mais aucune valeur en tant qu'individu. Si l'animal n'a plus d'utilité pour
l'homme, alors il n'a plus de valeur ; on peut alors le tuer.
Dans le cas où l' utilité qu'il a pour nous c'est d'être une
machine à produire, à produire de la viande par exemple, une conséquence de
cette vision réduite de l'animal, c'est que le fait de le tuer, ce n'est plus
vraiment le tuer, c'est simplement une étape normale, nécessaire, programmée,
du processus de production dans lequel nous l'avons enrôlé. Il va de soi que dans ce mode de pensée, puisque la
raison d'être de l'animal est, par exemple, de produire de la viande, lorsque
la viande est produite, il faut bien la prendre, comme on récolte du blé ou
cueille un fruit. Dans cette vision, le laisser vivre sa vie alors que sa viande
est prêt à être mangée, ce serait aussi absurde que de laisser un fruit mûr
sur un arbre sans le cueillir. Considérant que sa raison d'être est de
produire de la viande, on en vient presque à penser qu'il est comme destiné à
être tué pour que l'on puisse prendre cette viande. Du coup, cela aide aussi
à déculpabiliser tout le monde (éleveur, conducteur de bétaillère, employé
d'abattoir, etc.) face au fait de tuer l'animal. C'est presque comme si personne
ne prenait vraiment la décision de le tuer ; c'est presque l'animal qui, comme
un fruit qui devient mûr, nous indique qu'il est temps de le cueillir.
A titre d'illustration, voici la photo d'une nouvelle
machine, l'OptiFom, qui est proposée actuellement dans des salons de
professionnels de l'élevage de cochons. Le principe est que le cochon, sans
sortir du box où il est enfermé pour être engraissé, passe en permanence
sans s'en rendre compte sous des capteurs placés au plafond. Un ordinateur détermine
alors son poids à 1 kg près, ainsi que sa conformation, en particulier l'état
du lard dorsal, l'épaisseur du lard par rapport au muscle, et avec ces données
là l'ordinateur détermine automatiquement le moment où il doit être envoyé
à l'abattoir. Sur un écran informatique s'affiche la liste de tous les cochons
surveillés, ou du moins leur numéro d'identification puisqu'ils n'ont plus de
nom dans les élevages modernes, et lorsque l'un d'entre eux passe le seuil
fatidique, alors son numéro change de couleur sur l'écran. Ce qui est assez étonnant,
c'est que c'est au moment où l'animal est en train de s'alimenter, puisqu'il
prend un peu de poids à ce moment-là, qu'au même instant son poids mesuré
s'accroît légèrement, il dépasse alors le seuil, et ainsi une couleur
s'allume sur un écran qui signifie "ça y est, la viande est prête à être
cueillie, tu dois donc être tué".
Ce qui décide du moment où l'animal va être tué, ce
sont donc uniquement des facteurs liés à son statut de machine de production,
et évidemment pas d'être sensible. Si c'est une machine à produire de la
viande, c'est lorsque que la quantité et qualité optimale de viande a été
produite. Lorsque c'est une machine à produire des œufs ou du lait, c'est
lorsque ses performances de production commence à décliner, que le nombre d'œufs
ou de litre de laits produits commence à diminuer, et qu'il est alors économiquement
plus rentable de mettre la machine à la casse et de la remplacer par une moins
usée et donc plus productive.
Voici ce qu'on dit par exemple des verrats, c'est-à-dire des cochons destinés à la reproduction, dans le numéro 84 de mars 2003 de 'Porc Magazine', page 84. Un verrat, pardonnez moi l'expression mais c'est vraiment cela, est considéré comme une machine à produire du sperme. Au moment de leur arrivée dans un élevage, il nous est dit qu'il ne faut pas les brusquer, "surtout il faut rester calme et faire preuve de patience", non pas parce que cela leur serait préjudiciable, mais parce que "sinon on risque de les 'casser' avant même de s'en servir" autrement dit le verrat risque de ne plus vouloir monter de truies (réelles ou artificielles) par la suite, et que l'investissement dans le verrat aurait donc été fait à perte. Page 83, dans un centre qui produit des doses de sperme pour les inséminations artificielles, on nous explique que l'on teste les performances des jeunes cochons males destinés à devenir verrats. A l'issue de la première phase de test effectuée lorsqu'ils ont 6 mois environ, "on sait déjà quels animaux feront carrière et quels animaux seront réformés précocement. […] Ce taux de réforme avoisine les 12%. Les motifs ? Refus de monte (pour l'essentiel) et qualité de semence insuffisante. Plus tard, il faudra ajouter les problèmes d'aplombs et le critère "génétique dépassée", en raison de l'arrivée de la nouvelle génération de verrassons. Ainsi, l'un dans l'autre, le temps de présence des verrats de production n'excède généralement pas 10 mois dans un centre de collecte". Autrement dit, quand on a bien usé la machine et que ses performances commencent à baisser, c'est-à-dire par exemple si la qualité de son sperme a le malheur de décliner, ou même simplement si un nouveau modèle de porc plus performant vient de sortir, alors on le remercie en le chargeant de force dans un camion et on l'envoie à l'abattoir. Cela dit, c'est peut être un moindre mal pour lui lorsque l'on voit dans quelles conditions ces verrats vivent, "logés en stalles ou en cases individuelles" comme le dit la légende de cette photo ; c'est-à-dire, traduit en français, enfermés toute leur vie dans une cage si petite qu'il ne peuvent même pas se retourner.
Pour ne pas risquer de 'casser' le verrat, le numéro 83 de février 2003 de 'Porc Magazine' nous montre, page 57, une nouvelle machine qui évite de se battre avec le verrat pour le faire avancer lorsqu'il n'en a pas envie, ce qui est toujours un peu dangereux lorsqu'il devient agressif d'être ainsi contraint à bouger de force. Et cela prend du temps, ressource qui manque de plus en plus dans les élevages pour soutenir la compétition, surtout avec de plus en plus de salariés qui y travaillent aux 35 heures. La solution, au lieu de se battre avec le verrat pour le faire avancer, c'est de le mettre dans une cage qui se déplace toute seule, pilotée par une télécommande. Ainsi nous dit-on, "le verrat est toujours là où il faut, quand il faut et le temps qu'il faut" (en l'occurrence pour le faire passer devant les truies pour détecter lesquelles sont en chaleurs et que l'on peut donc inséminer) sous-entendu, "qu'il le veuille ou non".
Nous avons vu que le terme précis employé lorsque la
machine n'est plus assez productive et qu'on s'en débarrasse, c'est le terme de
"réforme", "être réformé", comme on disait dans le passé
quand on était considéré inapte pour le service militaire. Ici cela signifie
être inapte à continuer à produire, donc inapte à continuer à vivre
puisqu'on est plus assez rentable pour justifier de continuer à être nourri.
Réformer un animal, autrement dit mettre à la casse la
machine trop fatiguée, c'est intéressant économiquement aussi parce que, que
ce soit une vache, une poule, ou une truie, même si elles ne sont plus assez
rentables en tant que machine à
produire (du lait, des œufs, des porcelets),
elles ont encore une valeur en tant que marchandise : elles peuvent encore être
transformées en viande.
Ainsi, comme nous venons de le voir, tuer un animal,
lorsque cet animal est réduit dans notre esprit à n'être qu'une machine à
produire, c'est vu comme une étape normale du processus de production, ce n'est
donc pas vu comme un préjudice envers cet individu puisqu'on ne voit presque
plus l'individu mais seulement la machine à produire, ce n'est donc pas considéré
comme un acte répréhensible, cela n'a pas le statut d'un meurtre.
D'une manière générale dans notre société spéciste, tuer un
animal n'est pas réprimé, ni moralement, ni légalement si on peut montrer
qu'il y a la plus petite convenance à le faire. Ainsi l'article R655-1 du code
pénal dit que "le fait, sans nécessité, […] de donner
volontairement la mort à un animal domestique ou apprivoisé ou tenu en
captivité est puni de l'amende prévue pour les contravention de 5e classe".
Le "sans nécessité" signifie en pratique : "si il n'y a pas un
bénéfice, même dérisoire, à en retirer pour un humain". Par exemple
tuer un chat qui passe sans être capable de fournir aucune raison pour cela, ce
n'est pas accepté. Mais justifier son acte en expliquant que ce chat
n'appartient à aucun humain, et qu'il était utile de le tuer parce qu'on va en
faire un manteau de fourrure, alors cela rend l'acte acceptable. La même chose
peut être dite pour les animaux qui sont tués pour être mangés, alors qu'il
n'y a dans notre société aucun caractère de nécessité à manger les
animaux.
Tuer un animal familier, cela est réprimé parce que cela
cause un préjudice à la famille à laquelle il appartient, mais on ne considère
pas que cela cause un préjudice à l'animal. Ainsi, tuer un animal d'élevage
ou de laboratoire, ce n'est pas un problème car cela ne cause de tort à aucun
humain, au contraire.
Lorsque l'on parle de tuer des animaux, ce qui est en général
réprouvé aujourd'hui est le fait de les faire souffrir, souffrir physiquement
essentiellement comme nous l'avons vu. Mais l'acte de tuer est totalement ignoré
en tant que préjudice porté à l'animal. Lui retirer la vie, ce n'est pas
considéré comme lui nuire. Il y a de mon point de vue deux raisons à cela.
Des raisons d'ordre philosophique : la difficulté de savoir à quel point la
mort est effectivement un préjudice, éventuellement plus ou moins important en
fonction des capacités cognitives de l'individu qui est tué. Mais il y a une
autre raison d'ordre beaucoup plus pratique : autant l'exploitation des animaux
peut être adaptée pour "adoucir" les conditions d'abattage, autant
il est clair que remettre en cause le meurtre des animaux, c'est remettre en
cause l'exploitation des animaux elle-même. La chasse, la pêche, la corrida,
et d'autres activités devraient aussitôt être abolies, et on imagine mal une
industrie de l'élevage qui attendrait que les animaux meurent de mort naturelle
afin de s'autoriser à prendre des morceaux de cadavre pour les vendre.
On voit là une différence importante avec l'attitude
envers le meurtre des humains. Lorsqu'un meurtrier est condamné, sa peine est
possiblement aggravée s'il a torturé, s'il a fait souffrir sa victime avant de
l'abattre, mais il est d'abord et avant tout condamné pour lui avoir pris la
vie. Lorsque, comme David OLIVIER le faisait remarquer, l'ONG Amnesty
International milite contre la peine de mort pour les humains, elle ne le fait
pas en demandant des méthodes de mise à mort plus douces. Elle remet en cause
le principe même de la peine de mort, que la mise à mort soit douloureuse ou
indolore. Enfin, si l'idée venait à quelqu'un de promouvoir la consommation de
viande humaine, il ne pourrait se contenter de justifier le meurtre des
personnes ainsi consommées en disant qu'elles ont été tuées humainement, sans
souffrance.
Pour un animal, l'idée que le tuer sans le faire souffrir n'est pas un préjudice se formule par l'idée qu'on peut le "tuer avec respect". Comme le dit cette publicité pour cet abattoir sur Internet : "chaque abatteur-découpeur s'engagent à traiter les porcs dans le respect de l'animal, à garantir de bonnes conditions d'abattage et de découpe [...]"
[Cliquer sur l'image pour la voir en version agrandie]
L'idée de "tuer avec respect" me paraît une
contradiction dans les termes : "Je te tue avec respect, tu me tues avec
respect, ils se tuent avec respect, …"
comme disait Estiva REUS. En dehors des cas d'euthanasie ("je te tue pour
ton bien, pour abréger les souffrances") ou de légitime défense
("je te tue pour que tu ne me tues pas"), il me semble que si je te
respecte, je ne vais pas essayer de te tuer.
La loi aussi, à l'image de la société, reflète cette idée
que l'on peut tuer un animal, mais qu'il faut simplement éviter les
"souffrances inutiles". L'utilité, c'est bien sûr l'utilité pour
l'homme, par pour l'animal.
A ce titre l'arrêté ministériel du 12 décembre 1997 est
assez illustratif. En voici quelques extraits.
Arrêté relatif aux procédés d'immobilisation, d'étourdissement
et de mise à mort des animaux et aux conditions de protection animale dans les
abattoirs
Article
4 : Les procédés autorisés pour la mise à mort des animaux
autres que les animaux à fourrure sont les suivants :
a) Pistolet ou fusil à balles libres ;
b) Exposition au dioxyde de carbone ;
c) Caisson à vide ;
d) Dislocation du cou après étourdissement ;
e) Electrocution ;
f) Injection ou ingestion d'une dose létale d'un
produit possédant, en outre, des propriétés anesthésiques ;
g) Emploi d'une atmosphère gazeuse appropriée.
Article 7 : Les procédés
autorisés pour la mise à mort des poussins en surnombre dans les couvoirs sont
les suivants :
a) Dispositif mécanique entraînant une mort rapide
;
b) Exposition au dioxyde de carbone.
Annexe I - Conditions d'acheminement et d'hébergement des animaux dans les abattoirs. […]
4. a) Les appareils soumettant les animaux à des
chocs électriques ne peuvent être utilisés que pour les bovins adultes et
les porcs qui refusent de se déplacer, pour autant que les chocs ne durent
pas plus de deux secondes, qu'ils soient convenablement espacés et que les
animaux aient la place d'avancer. Ces chocs ne peuvent être appliqués que
sur les membres postérieurs.
4. b) Il est interdit d'asséner des coups ou d'exercer des pressions aux endroits particulièrement sensibles. Il est en particulier interdit d'écraser, de tordre, voire de casser la queue des animaux ou de les saisir aux yeux. Les coups appliqués sans ménagement, notamment les coups de pied, sont interdits. […]
5. c) Les animaux incapables de se mouvoir ne
doivent pas être traînés jusqu'au lieu d'abattage mais être abattus là
où ils sont couchés ou, lorsque c'est possible et que cela n'entraîne
aucune souffrance inutile, transportés sur un chariot ou une plaque
roulante jusqu'au local d'abattage d'urgence.
Annexe III
- Procédés d'étourdissement des animaux. [...]
3. Pistolet à tige perforante :
5.
Electronarcose : A. 1) Les électrodes doivent être placées de manière
à enserrer la tête de telle sorte que le courant traverse le cerveau. Il
convient, en outre, de prendre les mesures appropriées pour assurer un bon
contact électrique et notamment d'éliminer les excès de laine ou mouiller
la peau ;
Annexe IV
- Mise à mort des animaux. Les matériels utilisés pour la
mise à mort des animaux doivent :
a) Etre en toutes circonstances immédiatement
efficaces dans leur emploi de façon à provoquer l'étourdissement et la
mort de l'animal et lui éviter toute souffrance ;
b) Ne détériorer aucune des parties consommables
de l'animal au point de les rendre impropres à la consommation, dans le cas
où un procédé de mise à mort est utilisé pour des animaux destinés à
la consommation ;
c) Etre d'un maniement facile permettant un rythme
de travail satisfaisant ;
Nous avons vu que l'article R655-1 du code pénal réprime "le fait, sans nécessité, […] de donner volontairement la mort à un animal domestique […]". Mais l'arrêté ministériel que nous venons de lire nous propose pourtant un catalogue de 7 méthodes pour, sans nécessité, donner volontairement la mort à un animal domestique…
Rappelons nous, comme nous l'avons évoqué plus haut, que
non seulement nos idées influencent nos actions, mais que l'inverse aussi est
vrai. Si nous pratiquons quelque chose, nous avons tendance à ajuster nos idées
de manière à justifier ce que l'on fait ; on appelle cela 'rationaliser' son
comportement.
Ainsi, l'idée commune est qu'il est justifié de tuer un
animal pour des motifs dérisoires, parce que nous pensons qu'un animal n'a pas
beaucoup de valeur. Mais il faut voir aussi que c'est justement parce qu'on les
tue pour des motifs dérisoires, que du coup on pense qu'ils ne valent rien.
Parce que, constatant en quelque sorte qu'on les tue pour de bien faibles
justifications, on en conclue que forcément leur vie ne vaut pas grand chose
parce que sinon on ne les tuerait pas pour aussi peu. Ce raisonnement fait
boucle, s'auto-entretient, comme une vérité évidente en soi, mais fondée sur
rien…
Ainsi la
pratique de tuer des animaux parce qu'on aime les manger comme morceaux de
viande par exemple, est une pratique si banalisée, pratiquée en masse dans les
abattoirs, et qui est si violente quand on accepte de la regarder les yeux
ouverts, que pour continuer à vivre normalement entre humains, c'est-à-dire en
particulier pour continuer à prohiber le meurtre des humains, nous sommes obligés
d'exagérer dans notre esprit, à un point irrationnel, la frontière entre les
hommes et les animaux. Ce n'est pas parce que les animaux sont fondamentalement
différents que nous les tuons pour les manger. C'est parce que nous les tuons
pour les manger que nous sommes psychologiquement contraints de nous persuader
qu'ils sont très différents de nous.
On retrouve ici le même phénomène psychologique que
celui qui est observé dans les massacres racistes de l'histoire. Pour pouvoir
supporter d'assister, ou plus encore, de participer à ces massacres, il est
psychologiquement nécessaire de se distancier des victimes. Si nous commençons
à les considérer comme proches de soi sur certains aspects, si nous commençons
à ressentir ce que peut être leur souffrance parce que nous sommes en partie
semblables à elles, alors nous ne pouvons plus poursuivre l'exécution de ces
massacres.
C'est ainsi que pour pouvoir se produire, ces massacres sont précédés et accompagnés d'une dévalorisation des futurs victimes. Lorsqu'ils s'agit de victimes humaines, il est fréquent de les "rabaisser" au rang d'animaux ("ces sales cochons", "ces rats", "cette vermine"), justifiant ainsi que le traitement qu'on va leur appliquer ressemble à celui qu'on applique aux animaux. Lorsqu'ils s'agit d'animaux, nous les réduisons au statut de chose, d'objet, de marchandise, de machine, de simple corps sans conscience et sans souffrance, justifiant ainsi le peu d'égard porté aux respects de leurs intérêts.
22 / 26 - Mythe : Nous tuons les animaux par nécessité
Un certain nombre de mythes font obstacle à une prise
de conscience de l'injustice du spécisme.
Celui qui compte le plus aujourd'hui, qui est crucial, c'est l'idée que nous devons manger les animaux pour vivre.
Quand on prend conscience que c'est absolument inutile, cela paraît incompréhensible
de les tuer pour cela, c'est-à-dire pour une simple affaire de goût, de préférence
culinaire. Il me semble que ce mythe est un obstacle fondamental à tout le
reste de la prise en compte des intérêts des animaux. De savoir si on peut ou
pas utiliser un animal pour nous fournir des organes, ou pour une expérience médicale
comme on l'évoquait tout à l'heure, c'est une question beaucoup plus
difficile. Suivant sa propre philosophie utilitariste ou autre, on peut avoir
des opinions différentes, y compris vis à vis des humains. Je veux dire qu'il
y a des personnes qui pensent qu'il est légitime d'utiliser des animaux comme
objets d'expérience, pour les mêmes raisons (la primauté de l'intérêt général
sur l'intérêt individuel par exemple) qu'ils pensent qu'il y a des cas où il
est aussi légitime d'utiliser des humains.
Par contre, je pense qu'on ne peut pas raisonner sainement
sur ces problèmes là, tant qu'on continue de penser qu'on peut tuer les
animaux pour quelque chose d'aussi futile que le fait qu'on aime les manger.
Pour préciser ce point d'ailleurs, l'idée qui est répandue ce n'est pas tant qu'il serait nécessaire de manger des animaux pour vivre, mais que c'est utile, ou même nécessaire, pour être en bonne santé. Cette idée là, je l'ai gardée moi-même longtemps, y compris après avoir arrêté de manger les animaux. En fait je ne suis pas si sûr que j'y croyais vraiment avant, c'était plutôt une rationalisation qui m'aidait à ne pas culpabiliser lorsque j'en mangeais : l'idée que j'avais besoin de les manger, que si j'arrêtais de les manger, je prenais des risques pour ma santé, cela me donnait une bonne raison de ne pas changer mes habitudes, cela m'évitait certainement de me poser honnêtement la question.
Je pense que ce mythe est un énorme frein. On le voit
quand on discute sur ces sujets là, il revient toujours les arguments
"mais il faut en manger, si tu n'en manges pas tu as des carences", ou
alors "si tu ne manges pas de viande, alors il faut prendre du
poisson" et que si on ne fait pas cela notre comportement paraît risqué,
quelque part un peu fou, ou au mieux altruiste jusqu'à en être déraisonnable.
Alors que c'est absolument faux qu'il soit nécessaire de manger les animaux
pour être en bonne santé.
Même les médecins disent encore "il est un peu
fatigué, il faut qu'il mange un peu plus de viande", même s'ils savent bien que ce n'est pas la viande qui est nécessaire mais des nutriments
qui se trouvent dedans.
Dans un journal pour jeunes enfants, 'Toupie', il y a, dans le numéro 212 de mai 2003, un petit encart pour les parents, avec un article "Alimentation des 3-5 ans, buvez et mangez équilibré". Dans cet article, le Dr Jacques Fricker, médecin nutritionniste à l'Hôpital Bichat, veut exprimer qu'il ne faut pas trop donner à manger aux enfants ; il dit "pour un enfant de trois ans", et l'exemple qu'il prend c'est "prenons l'exemple du steak haché" : "un adolescent a besoin de 100 grammes de viande, alors qu'un petit n'a besoin qu'un demi, voir un tiers de steak. [...]". Il est vrai que nous avons besoin de certains des nutriments que l'on trouve dans la viande, mais il est absolument faux de dire que nous avons besoin de manger de la viande, parce que ces nutriments se trouvent aussi dans d'autres aliments.
23 / 26 - Nombre d'animaux tués chaque année
Nous savons tous que le nombre de personnes qui vivent en
France est d'environ soixante millions d'individus, mais nous avons rarement
notion du nombre d'animaux qui y vivent et qui y sont tués. Voici donc quelques
éléments pour s'en faire une meilleure idée.
Les animaux familiers sont environ une quarantaine de
millions. On compte en particulier environ 9 millions de chats, et 8 millions de
chien. 8 ou 9 millions, c'est une famille française sur 4.
Concernant les animaux d'élevage, le nombre est beaucoup
plus élevé. Même sans compter les poissons dont le nombre n'est pas mesuré
en individus mais en tonnes, le nombre d'animaux d'élevage tués en France en
une année excède le milliard d'individus.
Ainsi, chaque année, nous faisons naître en France plus
de 1 milliard d'individus animaux dans le seul but de les tuer peu de temps après.
Trois millions sont donc tués dans les abattoirs chaque jour en France. Plus de
cent mille ont été tués, dans notre seul pays, depuis que nous avons commencé
cette présentation. Nous avons vu que l'élevage se pratique de plus en plus
dans des usines à produire efficacement ; à l'autre bout de la chaîne de
production, la machine à abattre doit être tout aussi efficace pour arriver à
suivre le rythme et tuer autant d'individus en aussi peu de temps. Un abattoir
standard peut aujourd'hui abattre plusieurs centaines d'animaux à l'heure.
C'est autant d'animaux vivants qui y arrivent par camions d'un coté du bâtiment,
et de tonnes de viande qui en ressortent de l'autre coté. Nous avons rarement
conscience de ces volumes parce que, depuis un siècle environ, les abattoirs
sont en général peu visibles, en quelque sorte cachés dans les faubourgs des
villes. Comme l'écrit Noélie Vialles dans 'Le sang et la chair', page 27 :
"Hors des villes, ils sont donc tout autant hors des campagnes, sur les
marges de l'humanité urbaine et de l'humanité rurale, également séparé du
consommateur et de l'éleveur. Celui-là peut ignorer d'où provient la viande
qu'il consomme, celui-ci peut symétriquement ignorer où va l'animal qu'il élève".
Nous avons vu qu'il y a un chat dans une famille sur 4. De
même pour les chiens.
Sur la question du meurtre animal, ma conclusion est
finalement assez faible…
Après avoir beaucoup réfléchi, après être passé (à
mon age !) par des phases de réflexions
existentielles, de voir la mort approcher, de loin du moins je l'espère… je
me suis beaucoup questionné sur le sujet, en général, non seulement donc pour
moi-même, mais pour les humains en général, pour les animaux, de savoir si
non seulement mourir est grave, mais aussi tuer, si c'était si grave que ça.
J'ai donc lu beaucoup de théories sur le sujet, notamment autour des
philosophies sur le droit des animaux. Aucune ne m'a vraiment convaincu.
J'ai trouvé
des bonnes idées partout, des idées convaincantes, d'autres qui l'étaient
moins, mais rien de très cohérent finalement.
Ma conclusion c'est que je sais que moi je n'ai pas
particulièrement envie de mourir, je n'ai pas donc pas envie non plus qu'on me
tue, je suis plutôt content de vivre, j'ai eu plutôt de la chance jusqu'à
maintenant, et je souhaite que cela continue… C'est tout ce que je peux
conclure, et je suppose que pour beaucoup d'autres c'est le cas. Bien que pas
pour tout le monde malheureusement...
Mais je n'ai toujours pas une vision très clair de la
gravité de l'acte de tuer. Je vois bien que c'est très grave, mais est-ce que
c'est un mal absolu, total ? Je ne sais pas. Est-ce que c'est plus grave que
n'importe quoi d'autre, pire que la torture ? Je ne sais pas trop. J'ai
l'impression que non, mais je n'en suis pas sûr. Dans quel cas peut-on tuer
quelqu'un contre sa volonté, dans des cas extrêmes ? Là encore je n'ai pas de
réponse. Sur tout cela, il y a des gens qui ont des idées là dessus. Mais
j'ai arrêté de chercher des réponses précises.
Tout ce que je sais, c'est qu'étant convaincu que de tuer un humain contre sa
volonté est un acte grave, peut-être pas un mal
absolu, total, mais pas loin, alors au travers ma réflexion sur le spécisme,
je n'arrive plus à comprendre pourquoi on peut continuer de considérer que
tuer un animal est un acte absolument banal. Pour moi les deux ne sont pas réconciliables.
Entre un humain et un animal, en particulier si je pense aux animaux comme les
singes, les cochons, les chiens par exemple, je ne vois pas de différence
fondamentale qui pourrait expliquer cela.
A ceux qui pensent qu'il est d'autant plus grave de tuer un
être, que cet être est intelligent, conscient de lui-même, a des capacités
mentales développées, Carl Sagan posait la question (dans 'Dragons of Eden') :
"quel niveau d'intelligence un chimpanzé doit-il atteindre pour que
l'on finisse par considérer que de le tuer est un meurtre ?".
Le fait de savoir si tuer un animal est aussi grave que de
tuer un humain, ou un peu ou beaucoup moins grave, c'est un problème intéressant
en théorie, mais en pratique, comme nous l'avons évoqué plus haut, pour ces
trois millions d'animaux que nous tuons chaque jour dans les abattoirs en France
(sans même compter les poissons), la réponse à cette question est sans intérêt.
Car pour chacun de ces animaux le choix n'est pas entre tuer l'animal ou tuer un
humain. Le choix est entre tuer l'animal pour un motif dérisoire (car il n'est
absolument pas nécessaire de les manger pour vivre, ni même pour vivre en
bonne santé), ou demander à l'humain de manger autre chose que le corps de cet
animal.
Ce qui est clair, c'est que si, après avoir passé un peu
de temps à jouer avec un animal, après l'avoir regardé dans les yeux alors
que lui-même me regarde, si je devais alors le tuer de mes propres mains, l'étrangler,
lui trancher la gorge, l'électrocuter, j'aurais du mal à me persuader, en
l'entendant gémir, que ce que je fais alors est un acte banal, sans importance.
Mais dans le processus de production dans lesquels ils ont été enrôlés, les animaux étant pour l'essentiel considérés comme des machines et des marchandises, la violence de leur abattage est lui-même rendu invisible. Ainsi, comme l'écrit Noélie Vialles dans 'Le sang et la chair', page 83 : "Dans l'abattage massif, les animaux sont comme déjà morts, leur vie propre abolie par leur nombre, de sorte que l'absence de violence réelle, les traitant comme des choses – « sans colère et sans haine, comme un boucher », écrit Baudelaire- apparaît elle-même comme violence, moins visible et pour cela plus redoutable."
Suite de cette présentation : Conclusion : Vers un Nouvel Humanisme non-spéciste ?