Partie 3 - La pensée spéciste

Plan de la partie 3 :

Retour vers le plan général


 

13 / 26 - La pensée spéciste

Nous venons de voir que beaucoup d’animaux, en particulier les animaux qu’on utilise le plus, les animaux d’élevage, mais beaucoup d'autres aussi, sont comme nous des êtres sensibles. Ils ressentent ce qu'il leur arrive, et nous avons aussi vu qu’il n’est pas évident de dire à priori et en général qu’ils ressentent moins ou plus que nous les choses qui leur arrivent.

Ainsi, lorsque nous sommes amenés à faire un choix, nous devons tenir compte des conséquences de nos actions sur les intérêts des animaux, car nous savons que ce que nous faisons peut les affecter en bien ou en mal, ils peuvent en souffrir ou au contraire voir la qualité de leur vie améliorée.

Autrement dit, le fait qu'un animal soit un être sensible signifie qu'il doit compter éthiquement.

Alors qu'il est donc établit que des animaux sont des êtres sensibles comme nous, regardons maintenant comment la pensée spéciste arrive à faire en sorte que l’intérêt des humains passe quand même presque toujours avant celui des animaux.


14 / 26 - Un intérêt, même dérisoire, d’un humain compte plus qu’un intérêt, même vital, d’un animal

Ce que je veux que l'on fasse, ce n'est pas qu'on s'intéresse à la question de savoir si, à intérêts égaux, celui de l'humain l'emporte. Cette question consisterait à se demander si, lorsque je frappe un animal et un homme de telle façon que les deux ressentent la même douleur, est-ce que c'est plus grave, ou moins grave, ou aussi grave, de taper l'homme ou l'animal ?

De mon point de vue, ce n'est pas une question qui est très intéressante pratiquement -sans doute philosophiquement oui- mais pratiquement elle ne me parait pas très intéressante. En effet, aujourd'hui dans notre société, les utilisations des animaux sont telles que ce sont les intérêts mineurs, dérisoires, d'un humain qui comptent beaucoup plus que les intérêts majeurs d'un animal. C'est donc de cela qu'il est intéressant de discuter. Les exemples où il faut vraiment choisir entre la vie d'un homme et celle d'un animal, comme l'exemple de la maison en feu où il faut choisir qui on sauve, ces exemples sont finalement assez rares dans nos choix quotidiens (il ne sont par contre pas absent des choix à faire dans l'expérimentation médicale avec les animaux par exemple).


15 / 26 - La pensée spéciste

Nous allons maintenant passer en revue un certain nombre de caractéristiques de la pensée spéciste qui permettent, je dirais presque par un tour de magie, à continuer de soutenir qu'un intérêt majeur d'un animal compte moins qu'un intérêt mineur d'un humain.

 

Notre éthique ne s'applique pas pour les animaux

Tout d'abord, il y a l'idée que notre éthique, notre morale, ne s'applique pas pour les animaux. Il y a eu plusieurs versions de cette façon de voir.

Pas d'obligation morale directe envers les animaux

Il y a tout d'abord le fait de dire qu'il n'y a pas du tout d'obligation morale directe envers les animaux. Cette thèse est basée sur différentes idées : l'idée qu'ils ne souffrent pas, ou qu'ils n'ont pas d'âme, que Dieu ne les a pas choisit, au contraire de l'homme, pour les faire à son image, ou qu'ils n'ont pas de langage. L'idée que nous n'aurions aucune obligation morale envers les animaux a été soutenue aussi par des philosophies morales de type 'théorie des contrats', sous la raison que les animaux ne font pas de contrat. D'autres encore soutiennent cela sur le motif qu'ils ne sont pas ce que l'on appelle des agents moraux, c'est-à-dire des individus qui peuvent réfléchir rationnellement sur ce qu'ils font pour juger de ce qui est bien ou mal.

Concrètement, ces théories soutiennent donc que lorsque, sans aucune raison, vous vous mettez à frapper violemment un chien avec un bâton au point de lui casser les os d'une patte, vous n'avez commis aucun préjudice envers le chien lui-même, même si vous le voyez hurler de douleur. Le seul préjudice que vous avez commis est d'avoir endommagé la propriété du maître du chien, qui lui est un humain et donc envers qui vous avez une obligation de ne pas nuire. Mais si le chien n'a pas de maître par exemple, vous ne devriez avoir aucun scrupule, aucun sentiment de culpabilité, à le frapper.

Notons d'ailleurs que lorsque l'esclavage des humains était institutionnalisé, les lois qui l'autorisaient, l'article 31 du Code Noir en France par exemple, traduisait bien la notion que, lorsque l'on maltraitait un esclave, l'essentiel si ce n'est la totalité du préjudice n'était pas le mal que l'on faisait à l'esclave, mais à son maître, car on endommageait sa propriété, son esclave.  

Ces théories sont aussi simplement décrédibilisées par le fait qu'elles ne donnent pas non plus de devoirs, d'obligations directes vis à vis des enfants, puisque eux non plus ne sont pas, selon ces définitions, des êtres rationnels, n'ont pas de langage, etc.

Nous allons maintenant considérer d'autres façons de voir qui toutes reconnaissent que les animaux ont des intérêts qu'il faut prendre en compte, que nous avons certaines obligations envers eux. Mais nous verrons qu'en pratique, la différence entre penser que les animaux n'ont aucun intérêt, et penser qu'ils en ont, mais que ces intérêts sont négligeables devant le plus dérisoire des intérêts humains, cela ne fait pas une grande différence pour la manière dont on traite l'animal. La différence est essentiellement pour celui qui, reconnaissant que les animaux ont des intérêts, se donne ainsi bonne conscience en les utilisant quand même pour satisfaire ses intérêts propres : "je suis une personne décente, je respecte les animaux, je reconnais que les animaux ont des intérêts, qu'il ne faut pas les faire souffrir, sauf si bien sûr cela peut être utile pour l'intérêt d'un humain".

 

Deux éthiques différentes : Respect de la personne pour les humains, primauté de l'intérêt général pour les animaux

Une autre façon de ne pas appliquer notre morale pour les animaux, c'est d'avoir deux éthiques différentes : une pour les humains, et une autre pour les animaux, de façon à ce que cela mène au résultat que l'on souhaite, qui est de continuer à pouvoir utiliser les animaux selon notre convenance.

Ce qui est fréquemment fait, c'est d'utiliser :

La philosophie morale du respect de la personne, c'est typiquement la philosophie des Droits de l'Homme, de l'Humanisme (ou, dans le domaine de l'éthique pour les animaux, c'est la philosophie de Tom Regan par exemple) : l'idée que l'individu a des droits fondamentaux, on lui doit un respect presque absolu, quel qu'en soit le coût pour la communauté. C'est, par exemple, la raison pour laquelle on proscrit l'expérimentation scientifique sur un humain bien que cela serait très utile de le faire pour l'intérêt général. C'est-à-dire que l'on se prive de quelque chose de bénéfique pour l'intérêt général pour préserver le respect que l'on considère dû à chaque individu humain.

Précisément, dans le cas de l'expérimentation scientifique, on se permet par contre d'expérimenter sur des animaux, et pourtant on sait bien et on ne s'en cache pas que cela créé de la souffrance, mais on considère que cette souffrance est utile pour l'intérêt général. Notons que c'est justement la proximité des hommes et des animaux qui fait que ces expérimentations peuvent être utiles, parce que cela permet, c'est vrai et je le pense aussi, dans certains cas de sauver des vies humaines, cela permet de faire progresser des traitements pour les humains (parfois c'est simplement aussi pour un nouveau décapant de four ou un bain moussant de plus…).

On voit donc que :

Alors évidemment les animaux sont perdants à tous les coups puisqu'on ne leur applique pas les mêmes règles du jeu…

 

Le seul préjudice qui compte est la souffrance physique

Une autre façon de négliger les intérêts de l'animal, on l'a déjà vue, c'est l'idée que le seul préjudice qu'on peut lui faire, c'est de le faire souffrir physiquement, de le torturer, alors que son statut d'être sensible comporte bien d'autres aspects sur lesquels nous lui portons préjudice.

Cette illusion, doublée de l'idée spéciste que si un intérêt humain est en jeu alors il passe d'abord, autorise du coup à faire à peu près ce que l'on veut de l'animal. La seule chose qui est un tant soit peu prohibée, c'est de le torturer physiquement si cela n'est pas utile pour les hommes. Il faut simplement "éviter les souffrances inutiles" comme on dit couramment ; ne pas le faire souffrir "sans nécessité" comme le dit la loi (article R-654-1 du Code Pénal par exemple) ; autrement dit, il ne faut pas torturer un animal sauf si cela peut être utile pour un homme.

Dans cette vision, il n'y a pas grand chose que nous ne puissions pas faire, quelque soit pourtant le préjudice réel que cela cause à l'animal.

Il est intéressant de voir que, dans les textes qui réglementaient l'esclavage des humains, par exemple le Code Noir en France, la seule limite qui était mise à l'exploitation des esclaves par leur maître était essentiellement aussi la torture physique directe. L'article 42 du Code Noir disait par exemple que "Pourront […] les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou de cordes ; leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves [...]".

On a tendance à penser que maltraiter, c'est uniquement intentionnellement faire souffrir un individu, typiquement en le brutalisant physiquement. Mais maltraiter, c'est aussi "mal traiter", c'est-à-dire traiter de manière incompatible avec les besoins, les préférences, les intérêts de l'individu. Séparer un veau de sa mère pour l'élever dans une cage, par exemple, c'est maltraiter ce veau, même si on ne le brutalise pas physiquement par ailleurs.

 

Les animaux ne sont que des spécimens de l'espèce

Une autre manière encore de négliger les intérêts des animaux, c'est simplement de ne pas les regarder comme des individus mais comme des spécimens de leur espèce.

Si effectivement on oublie l'individu pour ne voir que l'espèce, on va s'intéresser aux intérêts que l'on prête à l'espèce, puisque c'est cela que l'on a alors à l'esprit (l'intérêt de se perpétuer par exemple), intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de l'individu, qui est de ne pas souffrir, ou de ne pas mourir.

Voilà exactement la représentation classique de l'animal dans le zoo. Il n'est pas là en tant qu'individu, il est là en tant que spécimen de son espèce. Ce qui importe c'est de voir à travers lui à quoi ressemble tout animal de son espèce, comment ils se comportent, à quoi ressemblent les bébés de cette espèce, etc. Rien n'est fait pour nous inciter à nous intéresser à l'individu que l'on a devant les yeux dans sa cage, nous demander ce qu'il peut ressentir, ce qu'il a vécu, où il est né, dans quelles conditions il a été séparé de son groupe, comment il a été transporté, depuis combien de temps vit-il enfermé ici, etc. On n'est censé ne le regarder que comme un exemplaire de son espèce, semblable à tous les autres, sans histoire, interchangeable, remplaçable, jetable puisque renouvelable.

L'objectif affiché du zoo est, au travers de ces individus, de nous enseigner des faits sur l'espèce en question. Mais, comme nous avons tout de même devant les yeux des individus bien réels, le zoo nous enseigne aussi tout autre chose, aux enfants en particulier : qu'il est tout à fait acceptable d'enfermer ainsi des êtres sensibles au détriment de leur intérêts.

Dans la chasse aussi, les individus sont oubliés, ce sont les populations qui comptent. Il n'y a pas de problème à tuer des individus, du gibier comme on dit, à condition que l'on en laisse suffisamment pour que la population ne disparaisse pas. On voit ces animaux comme s'ils étaient des plantes, des fruits : on peut en cueillir autant que l'on veut, il n'y a pas de mal à cela en soi, il faut juste faire attention à ne pas en prendre trop pour qu'il en reste suffisamment pour qu'il en repousse d'autres.

La pêche aussi illustre bien que l'idée spéciste qu'un animal n'est qu'un spécimen de l'espèce, une ressource renouvelable. Nous avons déjà évoqué que les poissons sont des êtres sensibles, qu'ils peuvent souffrir. Voici une photo d'un filet de pèche, extraite d'un article de Science et Vie de janvier 2003, page 68, intitulé "le sort de la pèche dans les filets de la statistique". Cet article étudie s'il est légitime de continuer à pêcher les poissons dans les zones où il n'y en a presque plus, là où le stock de poissons est en train de se tarir. On voit déjà que l'on parle des poissons un peu comme des céréales, qui peuvent repousser, sans notion d'individu.

 Regardons maintenant d'un petit peu plus prêt en zoomant sur cette image.

Si, au lieu de regarder au niveau d'un groupe d'individu, 'le poisson', 'du poisson', on regarde maintenant de près ce qu'il y a dans ce filet, on découvre des individus, en chair et en arrêtes, qui ont des yeux, qui nous regarderaient si nous étions un peu plus près d'eux.

Quand on sait ce que cela veut dire que d'être écrasé dans ces filets, être hors de l'eau sans pouvoir respirer, avoir peut-être été traînés avec les écailles arrachées, la chair à nue, c'est une véritable torture, une horreur. Mais quand effectivement on choisit de regarder cette souffrance simplement d'un petit plus loin, au niveau des statistiques, on ne voit plus que 'du poisson', et plus de souffrance, la souffrance n'existe plus…

 

Dans les élevages industriels où les animaux sont élevés en masse, la notion de l'animal en tant d'individu tend aussi à disparaître. C'est particulièrement patent dans le cas des poulets de chair, c'est-à-dire les poulets que l'on mange. Ces poulets sont élevés dans des grands hangars, où ils sont entassés par milliers. Pour mesurer la productivité et le rentabilité dans ces élevages, ce n'est même plus la mesure de la viande produite par animal qui intéresse le plus, mais la quantité de viande produite par mètre carré de bâtiment. Ainsi, on parle par exemple de marge financière en euros par mètre carré. On mesure la production de viande comme la production d'un champ de céréales mesurée en quintal à l'hectare.

Effectivement, vu de haut, le parterre de ces hangars ressemble plus à une culture de végétaux, à une serre pour  légumes, qu'à une habitation aménagée pour y accueillir des animaux.

Mais comme pour les poissons pris dans le filet, lorsque nous voulons bien y regarder de de plus près, ce sont bien là aussi des individus vivants, des êtres sensibles, des visages avec yeux qui sont entassés ici.

Le fait que certains animaux soient souffrants, malades ou même mourants n'a pas beaucoup d'importance en soi tant que le rendement au mètre carré n'est pas affecté. Les animaux malades ne sont en général pas soignés, car non seulement il y a bien trop d'animaux dans ces hangars pour que l'éleveur puisse s'occuper d'eux individuellement, mais de toutes façons cela ne serait pas rentable de le faire. Pour la même raison, personne ne vient abréger les souffrances des animaux mourants de maladie ou de blessures ; maladies ou blessures le plus souvent provoquées par les conditions de vie qu'on leur impose dans ces hangars.

Ces "champs" de poulets sont actuellement "moissonnés" à la main, mais, à l'image des moissonneuses batteuses, de nouvelle machines permettent maintenant un ramassage mécanique. Le magazine d'élevage 'Filières Avicoles' numéro 656 de juillet 2003 nous décrit ainsi que "Chez les éleveurs qui fournissent l'abattoir Doux à Chantonnay, deux machines ramassent 120.000 poulets par jour. […] Elles sont munies de tapis roulant et d'un grand bras qui balaie toute la largeur du poulailler. Les volailles se retrouvent embarquées malgré elles et se couchent sur le tapis. Elles ne sont pas manipulées, ce qui diminue le nombre d'ailes cassées et permet d'abaisser fortement les taux de saisie." Effectivement cette machine ne peut certainement qu'être un progrès, car nous verrons un peu plus loin, dans une vidéo, les conditions de ramassage manuel des volailles.

 

Les animaux existent pour que nous les utilisions

Enfin, la pensée spéciste a une autre façon de voir les animaux, celle qui est la plus terrible en terme de conséquences, c'est celle de considérer que les animaux existent pour être utilisés par nous. C'est une idée extrêmement répandue, et dont il est difficile de se défaire tellement nous sommes conditionnés à le penser.

Ainsi, cette idée que les animaux sont conçus pour ce que nous voulons en faire est bien résumée dans cette phrase de ce responsable syndical dans 'Porc Magazine' de février 2001 page 72  : "J'espère que ces activistes font encore la différence entre animal d'élevage et animal de compagnie, mais je n'en suis pas convaincu. Il faut remettre les choses à leur place, on élève les animaux pour les envoyer à la boucherie et qu'ils servent à l'alimentation."

Que l'on élève les animaux pour les envoyer à la boucherie et qu'ils servent à l'alimentation, et qu'en conséquence nous les traitons comme des marchandises, c'est un fait. Mais depuis quand, et avec quelle logique, constater que l'on fait quelque chose, justifie automatiquement que ce soit légitime de le faire ?

C'est un raisonnement similaire à ceux qui trouvaient normal que, comme la loi le stipulait, les enfants d'esclaves, les "négrillons" comme on les appelaient, soient aussi des esclaves. Ils avaient été élevés pour cela, ils étaient prédestinés à cela, il n'y avait donc pas de question à se poser, pas de mal à les utiliser eux aussi à leur tour comme esclaves.

Pour paraphraser la citation ci-dessus, on pourrait dire contre ceux qui contestaient l'esclavage: "J'espère que ces activistes font encore la différence entre un enfant d'esclave et un enfant de nos familles, mais je n'en suis pas convaincu. Il faut remettre les choses à leur place, on élève les enfants d'esclaves pour les faire travailler et qu'ils servent à la production".

Cette idée que les animaux existent pour que nous les utilisions est pourtant une idée sans aucun fondement. On dit par exemple "Les vaches existent pour produire du lait". Mais pas plus qu'une femme ! En disant cela, je ne dis pas qu'on ne doit pas prendre le lait d'une vache, je ne me prononce pas sur la question. Je ne dis pas non plus qu'une femme ne doit pas donner son lait. Je dis juste qu'il n'y a aucune raison scientifique ou morale pour dire qu'une vache est créée pour produire du lait plus qu'une femme ne le serait. Et donc de baser la manière dont on traite la vache sur cette idée là est sans aucun fondement.

De même, quand on dit "Les cochons existent pour produire de la viande", je réponds : "Pas plus que vous !". Vous aussi vous produisez de la viande, votre propre chair, vos propres muscles, en mangeant tous les jours, et pourtant je ne pense pas qu'en raison de cela vous existiez pour produire de la viande, que cela soit votre raison d'exister …

Cette idée que les animaux existent pour être utilisés par nous, c'est donc une idée très profondément ancré dans notre culture, notre langage, dès l'enfance.

Voilà un livre pour enfant qui, comme tant d'autres, nous présente les animaux de la ferme, en l'occurrence ici une truie et ses porcelets. Notons en passant qu'ils sont bien rares aujourd'hui les cochons qui, comme ceux de l'image, ne sont pas enfermés dans des cages ou entassés dans des petits box dans des hangars, sans même jamais voir la lumière du soleil. 

Sur cette première page, on lit "Les cochons sont élevés pour leur viande", ce qui est vite compris comme "leur raison d'être est de fabriquer de la viande". L'idée qu'ils existent uniquement comme un moyen pour satisfaire nos propres fins.

Nous faisons des classifications des animaux en fonction de la manière dont on les utilise. Mais l'idée qu'un animal est pré-destiné à être utilisé par nous, comme si cela était dans sa nature, cela nous amène à considérer ces classifications comme si elles décrivaient des différences de nature entre ces différents animaux, et ainsi on croit justifiée l'utilisation que l'on fait d'eux.


16 / 26 - Classifications des animaux en fonction de l'utilité pour l'homme

Prenons par exemple la distinction entre animaux sauvages, gibiers, domestiques, familiers. C'est une distinction de la manière dont on les utilisent. Cela existe effectivement dans la réalité. Par contre cela est très vite devenu une prescription morale, c'est-à-dire que cela serait censé nous indiquer la manière dont on peut les utiliser. La manière dont on les utilise, devient la manière dont on peut les utiliser.

Selon les catégories d'animaux, on ne les utilise pas du tout de la même manière, alors qu'il n'y a pas de différence de nature entre eux qui justifie moralement une utilisation plutôt qu'une autre. Et pourtant chacune de ces utilisations est considérée comme légitime, comme si cela était dans la nature de ces animaux que d'être utilisés comme cela, alors que ce n'est simplement que la description de la manière dont on les utilise aujourd'hui dans notre société.

Un animal familier, par exemple, il ne paraît pas convenable de le traiter comme du gibier : on ne va pas élever des chats dans des cages, puis les lâcher pour les laisser courir dans un champ, leur tirer alors dessus à la carabine, en laisser certains agoniser dans un coin, les autres décider de les achever pour les manger, et certains encore les jeter comme du détritus. Il n'y a pourtant pas de différence fondamentale entre un chat et un faisan qui justifierait que cela soit légitime avec l'un et pas avec l'autre.

Ainsi, ce qui est considéré comme légitime, c'est simplement ce que l'on a l'habitude de pratiquer…

Une autre classification courante qui impacte notre manière de traiter les animaux, c'est la classification entre les animaux que l'on mange, et ceux que l'on ne mange pas. Ici encore, l'idée qu'il y a des animaux que l'on mange, et des animaux que l'on ne mange pas, c'est une description d'une réalité. Mais très vite, dans notre esprit, "ceux que l'on mange", cela devient "ceux que l'on peut manger". On va illustrer cela en images.

Les photos que je présente sont de Walter Schels, extraites du livre "Visage Animal" parut aux éditions Artémis.

En regardant défiler ces photos d'animaux, je vous invite à vous demander quels sont ceux que vous mangez souvent, ceux que vous mangez de temps en temps, et ceux que vous ne mangez jamais.

[Les photos suivantes sont présentées sous forme d'une séquence de diapositives en fondu enchaîné]

Quand on regarde leur visages sur ces photos, on ne voit pas une différence fondamentale dans leurs yeux, qui justifierait que certains on droit à la tendresse et l'attention accordées à un membre de notre famille, et que les autres soient simplement bons pour être enfermés, engraissés et tués pour être mangés.

Bien évidemment, il s'agit de ceux que l'on mange ou que l'on ne mange pas dans notre société occidentale, française. Parce que dans d'autres cultures, comme tout le monde le sait, on mange les chiens par exemple. Et certains au contraire ne mangent pas les vaches.

On pourrait d'ailleurs penser que le fait que d'autres cultures ne permettent pas de manger certains animaux que nous mangeons pourrait nous amener à nous demander s'il est légitime pour nous de les manger. En fait, la conclusion que nous en tirons est plutôt que le fait de manger tel ou tel animal est un fait culturel, donc variable, donc en quelque sorte un simple choix, et que ce n'est ni bien ni mal de manger tel ou tel animal. Nous en tirons même d'ailleurs l'idée que cela signifie que nous sommes civilisés : "on ne mange pas n'importe quoi, nous respectons des règles, des symboles, etc."

Il est intéressant de voir d'ailleurs que dans notre culture, il y a des animaux qui sont à mi-chemin entre deux catégories. Les lapins par exemple, sont à mi-chemin entre un animal familier et un animal que l'on mange. Les lapins, comme les cochons ou les poules, sont élevés industriellement dans des grand hangars, enfermés comme ils l'ont toujours été dans des petites cages. Le journal d'élevage "L'éleveur de lapins" a étudié les profils types des mangeurs de lapins, de façon à planifier des actions de marketing ciblées envers ceux qui en mangent le moins pour les inciter à augmenter leur consommation de lapins. Au cours de cette étude, ils ont été confrontés au cas typique de l'animal à mi-chemin entre l'animal familier et l'animal que l'on mange. Je cite, dans le numéro 91 de mai 2003, page 48 : "La lapin est une viande peu consommée par les familles avec de jeunes enfants : l'image du lapin comme animal de compagnie ou tout simplement comme peluche et jouet est un frein réel à la consommation de viande de lapin chez les enfants. La question est de savoir si cette réticence s'installera définitivement chez les enfants devenus adultes". Et plus loin, le lapin "est disqualifié progressivement par la conjonction de plusieurs facteurs" dont "l'influence croissante du frein affectif chez les enfants". Pour combattre ce "frein affectif", le journal montre en page 6 une des actions parmi d'autres du Clipp (Comité Lapin Interprofessionnel pour la Promotion des Produits) : une animation pour enfant au dernier salon de l'agriculture avec un atelier de dégustation de lapins à leur intention.


Suite de cette présentation : Partie 4 - L'animal-machine à produire des marchandises